• 2009.04.16 – 2009.05.26 Simonis Gallery (Varsovie)
• 2008.02.27 – 2008.04.05 Agathe Gaillard (Paris)
La nuit sera noire et blanche
par Anne Biroleau
Le sentiment tragique de la vie traverse et soutient l’univers de Jean-François Spricigo. Non un tragique ostentatoire et démonstratif ; nous sommes loin chez lui des déclarations définitives sur la Vanité du monde et la contingence des choses et des êtres. Il ne démontre aucunement l’inutilité, n’en forme pas le concept, mais se place dans son champ, qui est celui de l’art. Il faut l’affirmer et l’œuvre de Jean-François Spricigo le proclame, l’art est inutilité fondamentale. La photographie lui est aussi naturelle semble-t-il que la faculté de voir et de respirer. Les interstices du visible, « les portes d’ivoire et de corne » de l’imaginaire, les labyrinthes de la représentation, s’ouvrent devant lui comme des voies royales, non pour aller vers l’imaginaire, l’au-delà et l’imperceptible, mais pour les faire venir à nous, nous les offrir tels que jamais nous ne les aurions saisis.
Etrange photographe, celui qui tournant son objectif vers la perpétuelle et inquiétante mutité des choses, nous les montre non dans leur présence réelle, mais dans leur possible et sensible évanouissement. C’est dans cette évanescence, peut-être, que repose la vraie nature du tragique. L’univers de Jean-François Spricigo n’est guère plus étendu que la distance où porte son regard. Il est fait de moments banals, de voyages peu lointains, de visages familiers, de présences amies, d’animaux dépourvus d’exotisme. Pourtant, c’est un monde du glissement, un monde où tout se transforme sans cesse ainsi que dans les mythes fondateurs des grecs, un univers où les lumières émergent de l’intérieur de l’image, à l’exemple des lueurs qui guident vers la mort ou le salut les héros des contes de fées. Les images semblent émerger d’une profondeur d’ombre infinie, le mouvement qui les habite n’est plus celui de la photographie, pas encore celui du cinéma. Il est le mouvement du récit, de la narration, du conte. Toutes ces photographies se répondent, s’appellent, s’engendrent les unes les autres en un réseau potentiellement infini. Un réseau qui couvre son monde, comme si la carte se superposait exactement au territoire, comme si l’image transposait exactement le songe. Les photographies de Spricigo sont étoilées de fractures, parsemées de traces et d’accidents, d’éraflures et de manques. Il les accepte et en fait œuvre, le coup de dés du hasard n’a jamais été aussi présent que dans cette œuvre, pourtant maîtrisée de bout en bout.
Etablir une filiation de l’œuvre de Spricigo amène sans nul doute à évoquer les meilleures images de Mario Giacomelli, non pour la parenté de sujets que constituent les images de l’abattoir ou de l’asile, mais pour la richesse des plans, la virtuosité des équilibres, la maîtrise des valeurs, pour l’audace dans le traitement du tirage. Le grain y prend une ampleur somptueuse, une violence troublante, devient lui-même part du récit qui s’élabore. Mais Spricigo n’entreprend nullement un grand récit philosophique ou une saga de la vieillesse à l’exemple du photographe italien. Il reste dans l’en deçà, son monde n’appartient qu’à lui. Il le fait nôtre pourtant, notre recherche d’une image fondatrice et originelle surgie droit de la mémoire et de l’enfance, trouve son accomplissement dans sa vérité à lui. C’est cela. « Ça a été » aussi pour nous. C’est en quoi son univers apparemment si restreint, si étroit touche à l’universel. Peu d’artistes possèdent l’apanage de faire disparaître en un seul geste la frivolité et la superficialité, d’aller droit à l’essentiel et de ne pas s’en écarter, dans un art aussi mince que celui de la photographie, nous découvrons la « profondeur de la peau » évoquée par Nietzsche.
Le monde intime que cette œuvre ouvre pour nous semble trouver son essence dans la dernière phrase écrite par Gérard de Nerval, le soir même de sa mort :
« Ne m’attendez pas ce soir car la nuit sera noire et blanche. »
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